« Cuers et oroilles m'aportez,
car parole est tote perdue,
s'ele n'est de cuer entandue »
Chrétien de Troyes
Les interprétations du Graduel de Bellelay par l’ensemble Venance Fortunat que l’on entend sur ce site ne vont pas de soi, elles ne sont pas données d’emblée. C’est le résultat d’un long travail mené sur la nature du chant médiéval par celle qui, en tant que chanteuse, musicologue et directrice de Venance Fortunat, a su fournir des clefs pour ce répertoire : Anne-Marie Deschamps.
En parcourant les différentes pages du site on sera peut-être surpris de la retrouver, tel un fil conducteur, comme musicologue à l’oeuvre sur ce graduel de Bellelay, auteure de textes à la recherche d’une vocalité perdue, metteuse en espace d’un Don Giovanni de Mozart ou dramaturge de spectacles conçus par Axiane.
En cela il n’y a aucune dispersion dans ses activités, mais bien au contraire des rencontres, des correspondances. Pour Anne-Marie Deschamps la musique médiévale n’est pas un enclos -aussi grand soit-il- réservé à des spécialistes, musicologues, instrumentistes ou chanteurs. Sa démarche consiste au contraire à percevoir les liens entre la musique médiévale et celles qui chronologiquement la suivent, dialogue constant entre ce qui est avant et ce qui est après.
On saisira mieux la manière dont ces pièces du Graduel de Bellelay sont chantées en suivant le parcours propre d’Anne-Marie Deschamps.
Le chant médiéval n’est pas à l’origine de ses études et activités musicales.
Comme beaucoup de musiciens elle suit un parcours somme toute classique : conservatoire de Strasbourg (sa ville natale), cours de piano (avec M.Perrad, élève d’Alfred Cortot), chant (avec la magnifique chanteuse Noémie Perrugia) et direction de choeur (avec Fritz Münch, frère de Charles Münch). Puis l’Ecole Normale de Musique de Paris.
Ayant obtenu le C.A.E.M, diplôme d’enseignement, elle se consacre au professorat de musique dans les lycées jusqu’en 1960.
Puis, le temps du mariage et de la naissance de trois enfants est aussi celui de sa participation à des spectacles de théâtre avec la composition de musiques de scène (collaboration notamment avec le Théâtre Gérard Philipe de Saint Denis).
Cette fibre pour l’écriture musicale, pour la création contemporaine sera une constante dans son parcours et constituera une aide majeure quand, par la suite, il s’agira de transcrire les neumes des manuscrits médiévaux. S’inspirer des nouvelles écritures de la musique, des nouvelles graphies chez les compositeurs contemporains (et notamment André Boucourechliev) sera pour elle une évidence. Avoir composé de la musique contemporaine sera pour elle un outil efficace lorsqu’elle abordera l’idée de l’écriture dans la musique médiévale.
Par l'Ensemble Mora Vocis : Monique Avril, Hélène Decarpignies, Els Janssens, Caroline Marçot, Cyprile Meier, Annie Paris
A partir de 1967 elle reprend l’enseignement musical mais au conservatoire de Châtillon sous Bagneux : pendant une dizaine d’années, cours de solfège, direction de choeur. C’est l’occasion d’introduire de nouvelles méthodes actives pour l’enseignement du solfège, alors peu répandues, avec déjà cette recherche permanente d’innover en matière de pédagogie. Pour elle, recherche musicologique, pratique artistique et transmission pédagogique vont toujours de pair.
A cette époque elle est aussi chef de chœur de la chorale de l’église St Irénée à Paris rattachée à l’église orthodoxe de France ; et c’est en travaillant avec Maxime Kovalevsky, créateur de chants de cette liturgie, basés sur des racines grégoriennes et slaves, qu’Anne-Marie Deschamps commence à s’intéresser aux chants sacrés européens et à la paléographie musicale.
Reprise également des études à l’Institut de Musicologie de l’Université de Paris ainsi qu’à l’Ecole Pratique des Hautes Etudes.
C’est alors la rencontre capitale avec Solange Corbin, musicologue, spécialiste de la musique médiévale, pionnière de la paléographie musicale. Anne-Marie Deschamps, ayant surtout travaillé jusque-là sur le 18ème siècle, pensait alors trouver dans la musique médiévale des éclaircissements, des confirmations quant à l’évolution de la musique vocale. L’intérêt extrême porté à la connaissance des sources, par le déchiffrage de manuscrits anciens, l’oriente désormais dans l’autre sens... vers la recherche quant à cette musique médiévale. Travail sur les écritures neumatiques (neumes sans lignes puis avec), transcriptions de manuscrits (par ex. les hymnes du ms. 927 de Tours, les organa fleuris du ms. Pluteus de Florence, drames liturgiques du ms. de Fleury sur Loire, motets des ms. de Las Huelgas et de Montpellier, codex Calixtinus...), stages aux abbayes de Solesmes et de La Source.
Partie de la musique contemporaine pour remonter le temps jusqu’à la musique médiévale, Anne-Marie Deschamps est désormais convaincue qu’il faut inverser le trajet, et que, pour étudier ce quasi-millénaire médiéval, il est plus éclairant de partir des premiers temps, les 5e et 6e s., pour suivre le cours du temps. Une telle démarche, très novatrice, demandait de faire abstraction des musiques et des styles postérieurs au médiéval (baroque, classique, romantique, moderne, contemporain, pour suivre la terminologie traditionnelle) afin de s’intéresser d’abord à ce qui vient avant et, ensuite, à ce qui vient après.
La méthode est alors définie : consultation des manuscrits des bibliothèques, comparaison entre les diverses écritures de neumes d’un manuscrit à l’autre (soit un travail musicologique), transcription de l’écriture neumatique en une écriture inventée, imaginée pour la circonstance (ce n’est ni une notation carrée, ni surtout une écriture solfégique impropre à la transcription des neumes ), puis recherches vocales des pièces étudiées, car l’objectif principal est de les chanter.
Tout de suite une évidence s’impose : ces musiques étudiées du point de vue de la musicologie doivent être entendues sur le plan vocal. Ce qui va peut-être de soi aujourd’hui ne l’était sans doute pas en cette fin des années 60 et début 70 : aspect musicologique et pratique artistique n’échangeaient pas forcément. Certes des enregistrements de chant médiéval existaient mais, pour Anne-Marie Deschamps, la vocalité de ce chant était à repenser à partir du moment où, pour elle, il s’agissait de faire abstraction des manières de chanter postérieures au Moyen Âge. Ainsi la notion de rythme mesuré qui apparaît fin 13e s. et surtout 14e s., ne pouvait s’appliquer à l’interprétation des chants des siècles antérieurs.
Et c’est là où son art de chanteuse, sa connaissance et sa pratique de répertoires vocaux postérieurs (allant jusqu’à la musique contemporaine) lui offrent le recul nécessaire pour aborder la vocalité du chant médiéval. Pour cela, elle constitue une petite équipe mixte de chanteurs qui se transformera à partir de 1974 en un ensemble vocal : Venance Fortunat. Le choix du nom de l’ensemble est significatif : retour aux sources du très haut Moyen Âge, au 6e s., puisque Venance Fortunat est le nom de cet évêque de Poitiers, homme de lettres, musicien ayant écrit des hymnes, comme le Vexilla Regis qui n’a cessé d’être chanté au cours des siècles.
La particularité de cet ensemble mixte (ce qui était d’ailleurs un choix non historique, le chant des monastères d’hommes ne croisait pas celui des monastères de femmes, sauf exceptions) est d’avoir été formé directement par Anne-Marie Deschamps, chaque membre ayant acquis le même savoir-faire quant à l’interprétation de ces monodies et polyphonies du Moyen Âge. De là, cette vocalité et ce style de l’ensemble reconnaissables aisément. Pour faire connaissance avec les caractéristiques de ce style vocal du chant médiéval cliquer
Dès lors le parcours d’Anne-Marie Deschamps se développe parallèlement à celui de Venance Fortunat selon un schéma assez régulier : travail en bibliothèque des manuscrits (sans l’aide précieuse apportée aujourd’hui par l’informatique !), recopier ou photocopier, transcrire, interpréter, puis restituer ces chants avec les chanteurs, poursuivre l’interprétation cette fois « sur le vif », en écoutant comment cela sonne. L’essentiel de ce travail étant l’aspect empirique.
Qui dit restitution des chants dit restitution du son dans une acoustique donnée par une architecture, celle précisément où l’on chante. La rencontre avec Emile Leipp (1913-1986) fut décisive, dans le cadre de travaux au laboratoire d’acoustique de l’université de Paris VI en 1979. La parution d’Acoustique et musique en 1971, où le chercheur acousticien réfléchissait sur le rapport entre architecture et son, fut un support décisif pour Anne-Marie Deschamps dans sa réinterprétation du chant médiéval. Comprendre que ce chant se déployait dans une architecture (vaste ou non, romane ou gothique), que le son produit par un chanteur engendrait d’autres sons, des harmoniques du son premier, qu’il fallait en tenir compte et que l’espace était comme un partenaire pour le chanteur. Chaque concert de Venance Fortunat s’appuie toujours sur une prise de connaissance acoustique de l’espace où il se déroule ; chercher les endroits où le son se déploie de façon optimale et, pour une église donnée, il est surprenant d’entendre de très grandes différences sonores selon l’endroit où on se place.
Certaines architectures offrent naturellement une acoustique idéale, notamment pour le plainchant, l’exemple parfait étant celui de l’architecture romane cistercienne, dont, sans doute, la simplicité des volumes magnifie le chant. En 2002, dans un article du colloque sur « Architecture gothique et liturgie », Anne-Marie Deschamps réfléchit sur le rapport entre architecture gothique et acoustique, comment la voix du chanteur s’y déploie de façon toute autre que dans une architecture romane. Bien que de style baroque, l’acoustique de l’église des Jésuites à Porrentruy se prête particulièrement au chant médiéval, c’est d’ailleurs là qu’a été donnée une premièreinterprétation du Graduel de Bellelay par Venance Fortunat.
Autre conséquence de cette attention à l’acoustique du lieu : la déambulation des chanteurs pendant le concert de façon à faire entendre différemment les chants selon les divers emplacements dans l’architecture. La liturgie avait intégré ce phénomène (sans doute pour d’autres raisons qu’acoustiques) et certains chants, tels les conduits, étaient chantés en marchant dans l’espace. Que la raison soit d’ordre acoustique ou du rituel, l’objectif est le même, le son crée l’espace.
Cette attention au phénomène acoustique ne concerne pas que le fait du concert. Tous les enregistrements discographiques de Venance Fortunat sont l’occasion d’une recherche des emplacements de l’église, de la chapelle, grande ou petite, qui offriront -outre les conditions de silence requises par l’enregistrement- l’acoustique la plus favorable. On n’enregistre pas uniquement la voix de chanteur mais aussi le son de l’espace architectural. D’où cette attention aux emplacements des micros qui ne sont jamais positionnés à proximité de la bouche des chanteurs, mais éloignés d’eux de façon à enregistrer aussi le son de la résonance.
Ces diverses recherches sur la voix, sur le son du chant médiéval, trouvent une prolongation et une diffusion nécessaires dans la transmission de ces connaissances empiriques. Pour Anne-Marie Deschamps, recherche, pratique vocale artistique et enseignement forment un tout et s’enrichissent mutuellement. Etablir un passage entre chanteurs professionnels et chanteurs amateurs devient une évidence : transmettre de façon orale une connaissance, une pratique vocale qui ne vont pas de soi. Il faut montrer, enseigner, laisser découvrir. Après tout la transmission orale c’est le principe même de ce chant médiéval, qui même s’il trouve une fixation scripturale dans les manuscrits, évolue oralement avec toutes les variantes, évolutions ou transgressions que cette méthode implique.
Le cadre pour cette transmission n’est pas celui d’un conservatoire ou d’un enseignement universitaire, c’est celui de rencontres, de formations : pédagogie musicale, ateliers de chant médiéval, stages pour le monde du chant amateur... Cette transmission s’exerce, comme un contrepoint au travail avec Venance Fortunat, les chanteurs de l’ensemble collaborant souvent avec Anne-Marie Deschamps lors de stages.
La transmission peut aussi se concevoir comme un élargissement, un passage vers d’autres domaines artistiques. Ainsi, en 1991, la collaboration entre la chorégraphe Régine Chopinot et Anne-Marie Deschamps, pour le spectacle Sous le signe de Saint Georges, établit des correspondances entre les figures des sculptures romanes, le chant médiéval et contemporain, et bien sûr la danse contemporaine. Deux liens permettent de voir des extraits du spectacle, les chanteurs sont ici ceux de Mora Vocis avec lesquels Anne-Marie Deschamps a également travaillé.
https://www.numeridanse.tv/videotheque-danse/saint-georges-aulnay?s
https://www.numeridanse.tv/videotheque-danse/sous-le-signe-de-st-georges?s
C’est ensuite la rencontre décisive en 1998 avec la fondation Axiane et donc, Marie-Mad et Robert Christe. C’est le début d’une riche collaboration. Le principe de cette fondation, qui mêle le monde professionnel de la musique, celui de l’amateur et celui de la psychiatrie, s’exprime tout à fait lors des concerts-spectacles conçus à Porrentruy dans le Jura suisse. Le chant médiéval, tout en étant au centre des programmes, dialogue avec d’autres musiques postérieures.
Porrentruy est aussi le lieu d’une découverte fondamentale pour Anne-Marie Deschamps, celle du manuscrit de Bellelay, un graduel, retrouvé par Robert Christe, resté à l’écart de toute étude musicologique. S’ensuit une longue entreprise d’étude du manuscrit, de concerts faisant revivre ces pièces, d’enregistrement d’un cd et d’un film, et enfin d’une mise à disposition sur le site d’Axiane de l’ensemble du manuscrit avec tout un appareil -critique et à la fois ludique- permettant d’avoir un accès approfondi sur ce sujet.
Ce retour au 18e s. de Don Giovanni, à cette musique baroque qui, après ce long voyage dans le millénaire médiéval, boucle le cycle et permet ainsi à Anne-Marie Deschamps de revenir à ce siècle des Lumières, point de départ de sa formation de musicienne.
Ces dernières années Anne-Marie Deschamps a consacré une large part de son travail à la collaboration avec Axiane. Sur le site de la fondation on la retrouve en ouvrant plusieurs pages :
- Consulter la liste de ses activités en partage avec Axiane
- Voir le documentaire "Le fabuleux voyage du graduel de Bellelay"
- Commentaires d’Anne-Marie Deschamps sur les pièces du manuscrit, avec la possibilité d’en écouter certaines interprétées par Venance Fortunat ou par l’ensemble In Via.
- Lire Le chant médiéval, interview sur l’aspect technique et stylistique du chant médiéval.
- Regarder Don Giovanni de Mozart, dans la mise en espace d'Anne-Marie Deschamps.
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