La naissance de la polyphonie écrite et la déambulation dramatique dans l'espace sonore de l'architecture gothique

 Colloque sur l'architecture gothique au service de la liturgie

Musée National de la Renaissance - Château d'Écouen - 2003


Dans le communiqué d'intention pour ce colloque, Alain Erlande-Brandenbourg écrit, à propos de la question de la place des fidèles dans l'édifice de culte :

"Un certain nombre d'hypothèses peut être aujourd'hui avancé, l'idée générale étant que l'église de culte unifie un ensemble disparate. Cette unification est aboutie grâce à la lumière qui traverse sans difficulté l'espace intérieur. Elle remplit un rôle essentiel à cet égard par sa signification transcendantale".

Les termes qui qualifient ainsi la lumière pourraient s'appliquer au son qui touche chacun, où qu'il se trouve dans l'espace cultuel : le son chanté dans la liturgie est transcendé par le texte sacré qu'il porte et "féconde", selon l'expression de Bernard de Clairvaux (1).

Pour Aurélien de Réome, au IXe siècle, le chant est un "absolu de prières"(2).

Chacun sait que la privation de chant dans la célébration correspondait à une dure sanction : cette sanction a été imposée à Hildegard von Bingen(1098-1179) pour avoir autorisé l'inhumation d'un excommunié dans le jardin de son monastère...

Le son, par rapport à l'architecture du lieu d'écoute, n'a pour ainsi dire pas été traité au Moyen Age. L'existence du son chanté qui donne corps au Verbe allait de soi, à tel point que dans les jeux liturgiques, le seul rôle parlé était celui du diable (exemple dans Ordo Virtutum de Hildegard von Bingen).

Bien que l'existence des vases acoustiques ait montré un souci d'amélioration de la qualité du son, il a fallu attendre le regretté Emile Leipp pour que se crée en France une unité de recherche, empiriquement hébergée dans un laboratoire de la Faculté des Sciences dans les années 60...

Marie-Elisabeth Duchez, dans un remarquable article des Acta Musicologica, montre la lente formation de la "projection de l'image spatiale bas-haut sur la perception de la relation grave-aigu". Au seuil des cathédrales gothiques la relation est enfin acquise, elle prendra progressivement une connotation mystique sinon moralisante dont se défendront les poètes et les chantres : aigu=haut=bien / grave=bas=mal, pendant que l'art gothique se développe. Ruteboeuf, au XIIIe siècle, dira de la voix haute (aiguë) ou basse (grave) : "ne prise Dieu plus qu'une figue, s'il n'a au coeur dévotion" Le miracle de Théophile.

Par ce préambule j'ai cherché à me rassurer sur l'audace de traiter brièvement deux aspects de la musique liturgique au moment où les lieux de célébration sont transformés par l'architecture gothique : le développement de la polyphonie écrite ; le son en mouvement dramatique. Ces deux points vont insuffler à l'ensemble de la musique et du théâtre leur possibilité de développement jusqu'à nos jours.

S'il est nécessaire encore aujourd'hui de rappeler à quel point la pratique liturgique évolue lentement, et combien les décisions des institutions liturgiques elles-mêmes sont très lentement suivies d'effets... et avec plus ou moins de zèle, c'est que nous sommes là, pour une bonne part, dans le domaine de la transmission orale : ce qui est su "par coeur" donne une sorte de droit d'attachement qu'il n'y a pas lieu ici d'analyser.

L'écriture musicale neumatique généralisée aux Xe et XIe siècles ne se déchiffre pas : le chant est transmis oralement (vérifié parfois par l'écriture). On voit bien d'un manuscrit à l'autre les importantes variantes dues à l'improvisation ou à une tradition locale : c'est une illusion unificatrice romantique de croire que le chant dit "grégorien" aurait été partout conforme à un modèle.

Une question se pose : l'évolution de la musique qui accompagne l'art nouveau a-t-elle été provoquée par l'architecture gothique, ses dimensions et par les rites adaptés à ces nouveaux lieux ?

Aux alentours de 1130, la romanisation de la liturgie, chère au pape Grégoire VII (4) est à peu près acquise dans les traités mais non dans les faits musicaux, faute d'une écriture musicale qui la préciserait. Cependant au XIe siècle se répand l'usage de la ligne qui marque le 1/2 ton dans les neumes (figures gestuelles du son), ligne attribuée au chantre et théoricien Guy d'Arezzo (ca 992-1050). Progrès immense...d'autres suivirent qui permirent de fixer progressivement les hauteurs. Dès le XIIe siècle quatre lignes sont utilisées pour la musique liturgique. Ces lignes vont permettre, éventuellement, de "déchiffrer" la musique, au détriment d'ailleurs de la fluidité mélodique.

La pratique polyphonique est attestée dès le IXe siècle : soit la pratique spontanée de chantres à registres différents, exemple baryton/ténor (ou soprano/alto car la polyphonie sera pratiquée également dans les monastères féminins) ; soit des études théoriques jouant plus ou moins sur le système physique des harmoniques du son, polyphonies écrites à l'aide des lettres de l'alphabet. Ce système physique audible généralisa dans les pays latins la sensation de l'intervalle de quinte comme consonance parfaite : elle demeure encore aujourd'hui le fondement de l'accord dit parfait.

La sensation des harmoniques qui enrichissent la mélodie, sensation extrêmement présente dans les acoustiques romanes, va beaucoup diminuer, sinon disparaître dans l'acoustique gothique, laissant un manque de "sons-gigognes" (néologisme pour plusieurs sons en un) ; cependant, avant que ces cathédrales ne soient achevées, créant la nécessité, de par leur dimension et leur fréquentation, d'un développement de plus en plus important de polyphonies, l'évolution de l'écriture musicale et l'évolution du goût ont déjà donné les moyens qui seront ceux des cathédrales achevées, notamment avec l'École Notre-Dame de Paris au XIIIe siècle.

Déjà au XIe siècle à Chartres, des polyphonies à 2 voix, écrites en neumes sans ligne, sont décryptables en se basant sur les neumes du cantus firmus(5) connu de tous, avec le secours de règles établies par les théoriciens : ad organum faciendum...

Vers 1130, selon le codicologue Manuel C. Díaz y Díaz, naît le projet d'un Grand Livre dédié à saint Jacques de Compostelle. Encore non terminé en 1145, il sera recopié autour des années 1160 ( contemporain donc de l'abbaye de Saint-Denis). La copie la plus connue est le Codex Calixtinus, encore aujourd'hui au trésor de la cathédrale de Saint-Jacques-de-Compostelle (6).

Ce codex comporte, après le livre liturgique de monodies et à la fin du fameux Guide du Pèlerin (livre V), vingt polyphonies à deux voix, ff.214 à 217, et une dans la partie monodique f.131r, la deuxième voix étant ajoutée à l'encre rouge sur la portée unique.

Ces polyphonies sont écrites sur deux portées de 4 lignes (une portée par voix). Elles sont destinées à être complétées notamment pour la suite des couplets, par les monodies du premier livre auxquelles elles renvoient par la rubrique perge retro (reportez-vous en arrière).

L'ensemble des cahiers liturgiques et polyphoniques me semble avoir été composé dans l'esprit d'écrire un livre exemplaire pour l'ordo romain du rite à saint Jacques, dans un large esprit contemporain, faisant place à de nombreux tropes et séquences fort développés, notamment dans l'épître dite farcie. Messes, hymnes et polyphonies sont attribuées à des maîtres incontestés tels que le pape Calixte (faux), Fulbert de Chartres (douteux), Venance Fortunat (réel) et à de nombreux évêques ou maîtres bourguignons pour la plupart tous contemporains du codex pour la partie polyphonique. Toutes ces oeuvres sont d'une très grande beauté et témoignent déjà, non seulement d'une connaissance approfondie de la voix, mais aussi de l'architecture musicale appelée punctum/contrapunctum, qui a donné notre contrepoint (7).

Pourquoi avoir rédigé ce livre exemplaire, à la fois pédagogique (toutes les pièces sont données dans l'ordre du déroulement liturgique, y compris les lectures, avec de nombreuses rubriques) et culturellement accueillant à la beauté nouvelle du temps présent ?

La Galice a été longtemps un lieu de résistance à l'unification romaine établie en grande partie par le pape Grégoire VII (8). En effet les Galiciens possédaient les reliques de l'apôtre Jacques qui les aurait évangélisées et libérées des Maures (voir toutes les représentations de saint Jacques Matamore), aussi briguaient-ils l'égalité avec la Rome de l'apôtre Pierre. Ces cahiers du codex démontreraient la beauté et l'actualité de l'ordo romain et en préciseraient le déroulement.

Je ne m'étendrai pas sur la polyphonie à Saint-Martial de Limoges, rayonnant à peu près à la même époque, ferment actif en beaucoup d'autres lieux, la question gothique ne se posant pas là de la même façon.

Vers 1170, le chantre Albert de Notre-Dame de Paris aurait introduit une troisième voix dans la polyphonie : l'adjonction tardive d'une troisième voix dans la pièce Congaudeant Catholici qui lui est attribuée dans le Codex Calixtinus, confirme l'importance de ce chantre. Notons encore que l'acoustique de la cathédrale de Paris, encore en chantier, n'a pu jouer là.

Au chantre Albert succède le chantre Léonin dont le Magnus Liber demeure en partie une énigme, et à la toute fin du XIIe siècle commence le règne de maître Pérotin dit le Grand qui durera tout le XIIIe siècle : manuscrit tant de fois recopié qu'il reste fort heureusement de grands exemplaires de cette école Notre-Dame, la plupart achetés et conservés en Italie (Florence) et en Allemagne (Wolfenbüttel). Nous avons ainsi quelques éléments de réponse à la question posée plus haut du rapport à l'architecture :

Il est incontestable que les jubés et les hauteurs nouvelles de l'architecture gothique poseront un problème acoustique qui justifiera l'enrichissement de la polyphonie, ainsi que le développement des choeurs de plus en plus importants.

Les privilèges de l'évêque et du clergé, la multiplication des offices dans le même lieu ont favorisé un nombre accru de chanteurs, de chanoines comme de célébrants. D'autre part dans l'organum fleuri (très mélismatique) la partie organale improvisée, puis écrite au-dessus du chant liturgique transmis par la tradition et respecté dans son texte, fait certes penser par analogie au scintillement des verrières et à cet élan vers le haut de toute l'architecture. Mais on trouvait déjà dans les parties solistes grégoriennes la même jubilation : l'organum Alleluia de la messe de Saint Jacques ou l'offertoire Jubilate Deo.

La découverte profondément liturgique et architecturale, sur le plan musical, a été de se servir du verset traditionnel musico-textuel comme fondement et de l'étirer d'une consonance à l'autre au gré du chantre.

Je ne m'étendrai pas sur le motet qui prendra toute son importance un peu plus tard, introduisant le "désordre", quelquefois la contestation, et finalement la laïcité à l'intérieur de la liturgie.

En revanche le conduit (conductus) qui naît au milieu du XIIe siècle et que l'on trouve dans le Codex Calixtinus, est un chant dit de conduite : il ouvre au plaisir immense du chant en mouvement. Il peut accompagner tout déplacement (entrée, évangile, processions diverses). Aussi doit-il pouvoir s'adapter aux lieux, aux circonstances nouvelles : pour la première fois dans l'histoire de la musique liturgique, voici un chant de composition libre, texte et musique. Il est quelquefois monodique, souvent polyphonique, généralement point contre point, en déchant avec croisement ou cheminement inverse des voix (lorsque l'une monte, l'autre descend). Il fera plus tard les délices de saint Louis qui, si l'on en croit Joinville (9), se faisait chanter des conduits sur le pont du bateau partant pour la croisade.

Cette adaptation créative aux lieux et aux mouvements n'est pas sans rapport avec le développement exubérant des jeux liturgiques à la même époque. Ceux-ci vont être repris en divers lieux qui justifieront toujours tel ou tel développement ou adaptation. Au moment qui nous intéresse, les jeux liturgiques proposent une incessante déambulation dans ces nefs immenses, essentiellement d'Ouest en Est, avec retour à l'Ouest ainsi de suite jusqu'au dénouement à l'Est bien entendu. Les jeux intègrent les éléments symboliques du lieu, la dramaturgie du moment liturgique (naissance merveilleuse à Noel, cris de douleurs de la Vierge au Vendredi Saint, Quem quaeritis et obstination de Marie-Madeleine à Pâques, Résurrection) ou de la vie du saint fêté ; ceci non encore tout à fait dans l'esprit d'un spectacle mais dans l'esprit communautaire d'un office (10).

Depuis le IXe siècle où la question "quem quaeritis"(que cherchez vous ?) était posée à l'ensemble des fidèles, cette déambulation dramatique a été amplifiée jusqu'au Jeu de Daniel (11), Ludus Danielis des clercs de Beauvais au XIIIe siècle (durée environ une heure et demie) apportant, si nécessaire, des éléments de "décor" comme le plateau (platea) au centre de la nef : plateau qui représente le monde, la ville, le palais du roi, etc...

En conclusion, dans le cas du conduit, comme dans celui du jeu, la déambulation fait entendre l'espace et s'adapte au lieu au fur et à mesure de sa transformation. Pour ce qui est de la découverte et de la pratique de l'écriture polyphonique, il s’en est allé autrement : cette écriture aurait permis le développement de la polyphonie parallèlement à la transformation de l'architecture des cathédrales qui prennent une importance majeure avec l'élargissement des universités et des villes grandissantes autour de ces cathédrales.

Celui qui écrit ne cherche à écrire que ce qu'il veut entendre ou qu'il a pré-entendu, l'écriture ne peut exister indépendamment : il faut donc bien qu'il y ait eu au XIIe siècle, un vaste mouvement de société, mouvement liturgique, mouvement de goût et de nécessités diverses qui se servirent mutuellement pour aboutir à l'incomparable musique de l'Ecole Notre-Dame au XIIIe siècle.

Les premières cathédrales gothiques achevées, la musique découvrira la mesure mathématique du rythme.

                                                                                                                                                                                                  


                                                                                                                                                         Anne-Marie Deschamps


NOTES :

1/ Lettre à l’abbé Guy de Montier-Ramey

2/ in "Musica Disciplina", cité par Olivier Cullin dans Brève histoire de la musique au Moyen Âge, ed. Fayard 2002, coll. "Les chemins de la musique".

3/ Marie-Elisabeth Duchez 1979: "La représentation spatio-verticale du caractère grave-aigu et l'élaboration de la notion de hauteur de son dans la conscience musicale occidentale" Acta musicologica , 1979, vol.51, pp. 54-73.

4/ Le pape de Canossa (ca. 1020-1080), à ne pas confondre avec Grégoire le Grand (532-604) dont on donna le nom au chant dit grégorien.

5/ Cantus firmus : chant premier, grégorien du répertoire courant de la schola, et qui sert de fondation à la polyphonie.

6/Manuel Diaz y Diaz : El codice calixtino de la catedral de Santiago. Estudio codicologico y de contenido. 1988 et El codex Calixtinus : volviendo sobre el tema. in "The codex calixtinus and the shrine of St James". John Williams, Alison Stone ed.

7/ CD : Le Grand Livre de Saint Jacques de Compostelle intégrale des polyphonies du Codex Calixtinus XIIe siècle. Ensemble Venance Fortunat, direction Anne-Marie Deschamps, L'Empreinte digitale 1993

8/ Dom Guéranger : Les institutions liturgiques. Extraits établis par Jean Vaquié.1977.

9/ édition A. Pauphilet "Historiens et Chroniqueurs du Moyen Âge" Paris 1952 (Bibliothèque de La Pléïade).

10/ Carol Heitz "Recherches sur les rapports entre l'architecture et la liturgie à l'époque carolingienne". Bibliothèque générale de l'Ecole Pratique des Hautes Etudes. Sevpen éditeur Paris 1963. Et Elie Königson "L'espace théatral médiéval" CNRS Paris 1975

11/CD Ludus Danielis, le jeu de Daniel Ensemble Venance Fortunat direction Anne-Marie Deschamps



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